1 Août 2022
Le concept même de restaurant connaît aujourd’hui des changements majeurs avec le « click and collect » et les « dark kitchens » ou « cuisines fantômes ». Avec ces nouvelles façons de se restaurer, le consommateur tend à s’éloigner du lieu physique que constitue le restaurant. Ces bouleversements interrogent son identité même nous invitent à nous questionner sur ses origines.
Le mot restaurant, avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui, a été validé par l’académie française en 1835. Jusque-là, le « restauran », aussi appelé « bouillon restaurateur », désigne un plat composé principalement, au gré des recettes, de viande, d’oignons, d’herbes et de légumes. Il s’agit d’un bouillon aux vertus médicinales et digestives dont le but initial est de redonner des forces aux personnes faibles, de les « restaurer ». Le terme « restaurant » a donc initialement une connotation médicale. D’ailleurs, les lieux qui les proposent à la vente dans les années 1760 se nomment aussi « maison de santé ».
Le premier restaurant tel que nous l’entendons aujourd’hui a ouvert ses portes à Paris, en 1765, rue des Poulies, l’actuelle rue du Louvre. Sur le devant de la boutique est gravée la phrase latine issue de la Bible : « Venite ad me omnes qui stomacho laboratis, et ego vos restaurabo. » « Venez à moi, ceux dont l’estomac souffre, et je vous restaurerai. » C’est de là qu’est venu le terme « restaurant ». Son propriétaire se nomme Mathurin Roze de Chantoiseau.
D’autres écrits évoquent un certain Boulanger. Quoi qu’il en soit il vend des mets « restaurans » tels que la volaille, les œufs, les pâtes au beurre, les gâteaux de semoule, dont on disait que la couleur claire possédait des vertus bénéfiques pour la santé. Ce lieu est aussi un des premiers à connaître un certain succès culinaire grâce à la « volaille sauce poulette » réputée dans le Tout-Paris.
Diderot, le mentionne dès 1767 dans une lettre adressée à Sophie Volland :
« Si j’ai pris du goût pour le restaurateur ? Vraiment oui ; un goût infini. On y sert bien, un peu chèrement, mais à l’heure que l’on veut. […] Cela est à merveille, et il me semble que tout le monde s’en loue. »
L’écrivain Édouard Fournier relate d’ailleurs l’apparition de ce restaurant dans l’ouvrage Paris démoli, publié en 1853 :
« Tout près de là, dans la rue des Poulies, s’ouvrit, en 1765, le premier Restaurant, qui fut ensuite transféré à l’hôtel d’Aligre. C’était un établissement de bouillons, où il n’était pas permis de servir de ragoût, comme chez les traiteurs, mais où l’on donnait des volailles au gros sel, des œufs frais et cela sans nappe, sur de petites tables de marbre. »
Dans ces années qui précèdent la Révolution française, Mathurin Roze de Chantoiseau est le premier à proposer le concept novateur qui consiste en un service sans horaire fixe, sur une table individuelle et à offrir un choix de plats dont le prix est indiqué à l’avance, devant le restaurant. À cette époque, en France, le seul endroit où l’on peut manger en dehors de chez soi est la taverne ou l’auberge.
Or ces lieux ne proposent que des tables d’hôtes avec un plat unique, au prix non fixé à l’avance, dans lesquels on ne vient qu’à heure fixe. De plus, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Les personnes qui se rendent dans ces lieux le font pour se nourrir et non pas pour apprécier les qualités gustatives d’un plat. Les rôtisseurs et les traiteurs présents aussi à l’époque ne peuvent vendre que des pièces entières et non pas des portions individuelles.
Cette nouvelle façon de se nourrir, proposée par Mathurin Roze de Chantoiseau, connaît un très grand succès, et ce style de restaurant va se répandre tout en évoluant. La notion de plaisir de manger va devenir prépondérante et la gastronomie va alors se développer, voire, dans une certaine mesure, se démocratiser. Jusqu’alors, les seules personnes qui mangeaient très bien en France étaient les membres de la cour à Versailles ou les nobles car ils disposaient de leurs cuisiniers personnels.
À la veille de la Révolution française, sur la centaine de restaurants recensés dans la capitale, de nombreuses enseignes sont fort renommées. Les clients ne viennent plus dans ces lieux pour manger des plats reconstituants mais pour déguster des mets qui charment leurs papilles. Le restaurant d’alors est un endroit luxueux que l’on trouve principalement dans le quartier du Palais Royal. En effet, réside ici une clientèle capable de s’offrir des repas qui, s’ils ne sont plus réservés aux aristocrates, n’en demeurent pas moins onéreux. C’est donc une élite aisée qui les fréquente.
La grande nouveauté des restaurants d’alors est le menu. Les restaurants proposent très souvent un choix incalculable de plats. Le menu a donc été inventé car « il ne propose qu’un « menu » aperçu de la prodigalité de l’établissement » comme l’écrit l’historienne Rebecca Spang.
Cependant, même avec cette version « abrégée » de ce qui est offert, le client a parfois besoin de longues minutes pour le lire. D’ailleurs dans les premiers temps, son utilisation n’est pas évidente pour de nombreux clients. D’autre part, le menu permet aussi grâce aux mots qui le composent, d’éveiller des désirs et des sensations autrement que par l’odorat ou la vue et d’aiguiser l’appétit, fonctions qu’il conserve aujourd’hui.
Antoine de Beauvilliers, ancien Officier de bouche du comte de Provence, frère du roi, est le premier de sa profession à quitter son maître pour s’installer à son compte à Paris. En 1782 il ouvre, dans le quartier du Palais-Royal, rue de Richelieu, Le Beauvilliers (qui sera remplacé quelques années plus tard, toujours dans la même rue par La Taverne de Londres). Cet endroit, fort luxueux, va rapidement connaître un immense succès car il propose à ses clients – principalement des aristocrates – de manger comme à Versailles. Il y a en effet un cadre magnifique, un service irréprochable, une superbe cave et des plats exquis présentés avec soin dans une vaisselle magnifique. Pendant de nombreuses années, sa cuisine demeurera inégalée au sein de la haute société parisienne. Ce restaurant est d’ailleurs considéré comme le premier restaurant gastronomique français.
Dans les années précédant puis suivant la Révolution française, de nombreux cuisiniers, qui jusqu’alors travaillaient pour des membres de la noblesse, suivront l’exemple d’Antoine de Beauvilliers et ouvriront leur propre restaurant. C’est ainsi qu’une cuisine de qualité faite de recettes, de rites et de façons de manger, mais comprenant aussi les arts de la table passa des cuisines privées de l’aristocratie à celles, publiques, de la haute société.
La restauration gastronomique française fait son apparition et de célèbres et luxueuses enseignes comme Véry, ou Les Trois-Frères Provençaux (qui importera à Paris la brandade de morue et la bouillabaisse) ou encore le restaurant le Grand Véfour, toujours en service aujourd’hui voient le jour. L’aspect médical des premiers « bouillons restaurans » est désormais loin et remplacé par la gastronomie, référence culturelle mondialement reconnue.
Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheure, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.