6 Décembre 2022
Ils montent la garde, balayés par les vents froids de Salisbury, à 140 km au sud-ouest de Londres en Angleterre. 76 géants de pierre dressés sur la vaste plaine, dont un cercle composé de 30 pierres surmontées de linteaux : les trilithes.
C'est l'image de ces majestueux portiques qui nous vient à l'esprit quand on évoque Stonehenge. Certains pèsent plus de 40 tonnes et culminent à près de 7 mètres. En réalité, Stonehenge, ce n'est pas un cercle de pierre, mais quatre ! La construction de cet incroyable monument a débuté il y a plus de 5.000 ans, bien avant la construction des pyramides d'Egypte, et s'est étalée sur près de 1000 ans.
Stonehenge est une folie architecturale, un délire taille XXL qui déroute quand on songe qu'elle a vu le jour il y a quarante à cinquante siècle. Les mégalithes, ces monuments constitués d'une ou plusieurs pierres de grandes dimensions, ont été érigés par des hommes préhistoriques sans l'aide de mortier pour fixer la structure. Nous sommes alors en plein néolithique, les hommes sont déjà passés de l'état de chasseurs-cueilleurs nomades à celui d'agriculteurs sédentaires. La vie est dure. Les archéologues estiment qu'une population néolithique peut, au mieux, espérer dégager un surplus de production de 5% par rapport à ses besoins vitaux. Qu'ils triment dans les champs ou qu'ils soignent leurs bêtes, la majeure partie de leur vie devait donc être tournée vers la production de ressources alimentaires. «Chaque année, la population, ne pouvait consacrer qu'une vingtaine de jours à une activité non productive», avance le préhistorien Charles-Tanguy le Roux, aux Cahiers Science et Vie, en mars 2008. Ce qui ne laisse pas beaucoup de temps disponible pour se consacrer aux «grands travaux», comme les pierres dressées de Stonehenge. Conclusion : il fallait une autorité très forte pour mobiliser des centaines de personnes sur de tels chantiers. Les spécialistes du mégalithisme pensent en effet que la construction d'un seul cairn ( un gigantesque amoncellement de pierre) nécessitait entre 7.000 et 30.000 journées de travail, en fonction de sa taille ! «Des défis colossaux, qui correspondent sans doute à la volonté de démontrer la puissance de ceux qui ordonnaient cette construction», estime Chris Scarre, professeur d'archéologie à l'université de Durham, au Royaume-Uni.
C'est un exploit herculéen si l'on songe qu'ils travaillaient sans roue ni appareil de levage moderne ! Vers -2000, les bâtisseurs seraient allés chercher les lourds blocs de sarsen, un grès plus dur que le granite, dans les Marlborough Downs, situés à plus de 30 km du site. Or, le poids moyen des monolithes en sarsen est de 25 tonnes, le plus massif pesant 50 tonnes ! Ce «détail» n'a pourtant pas arrêté les ingénieurs du néolithique : on suppose que les monolithes ont été tractées sur des traîneaux graissés ou des rondins géants, par des centaines d'hommes. Des ouvriers qui tiraient de toutes leurs forces sur des cordes en fibres naturelles (chanvre, racines de lierre ?) selon un axe déterminé par des poutres parallèles posées au sol. La méthode n'est pas spécifique au site anglais, et paraît valide pour des pierres encore plus lourdes, comme le grand menhir brisé d'Er Grah à Locmariaquer, en Bretagne : un monolithe pesant 280 tonnes - 10 fois plus lourd que les grès de Stonehenge - et traîné sur plus de 10 km. Chapeau, les ancêtres ! Mais il y a mieux. On estime que ces travaux titanesques devaient mobiliser des centaines de personnes, voir un bon millier. Or, un village de l'époque compte à peine 200 âmes. Ce qui fait dire aux archéologues que les monuments comme Stonehenge ou le cairn de Gavrinis (-3500), en Bretagne, étaient construites par un même clan dont les membres étaient répartis sur quatre ou cinq villages différents. Se regroupaient-ils une fois l'an, au solstice par exemple, pour parfaire le monument de leur ancêtre commun ? Mystère ...
Pour dresser les énormes blocs, nos ancêtres ont fait preuve de leur talents d'ingénieurs. Ils commencent par creuser à côté de chaque monolithe une fosse dont l'un des bords est incliné. Puis les ouvriers font tomber la grande pierre dedans en la poussant. Celle-ci, reposant alors sur la pente, dépasse du trou en position inclinée, à moitié relevée. Les hommes se placent ensuite sur le côté opposé et, au moyen de cordes en fibres attachées sur la partie dégagée de la pierre, la tirent jusqu'à ce qu'elle vienne buter contre un berceau de réception en bois qui l'empêche de basculer de l'autre côté. Mission accomplie : le monolithe se tient debout, pointé vers le ciel ! La fosse est ensuite emblayée avec des gravats afin d'assurer la stabilité de l'énorme bloc de pierre ainsi dressé.
Stonehenge aurait été un vaste lieu de pèlerinage. Il y a 4.300 ans, les femmes et les hommes accèdent aux cercles de pierre par l'Avenue, une voie processionnelle bordée de fossés, mesurant au total 2.8 kilomètres de long, et reliant les mégalithes à un rivière, l'Avon. Cette voie mène également à un village préhistorique voisin, Durrington, situé au nord-est du site. Or, au centre de ce hameau, on a trouvé les traces d'un cercle formé de poteaux de bois ! Selon l'archéologue Mike Parker Pearson, c'est le signe d'un schéma traditionnel associant les pierres de aux morts et le bois de Durrington aux vivants. Entre les deux, le fleuve Avon évoquerait, pour sa part, le passage entre ces deux mondes. De grandes festivités devaient donc rassembler des centaines de pèlerins chaque année. Grâce aux fouilles récentes, on peut même avoir une idée de l'ambiance qui régnait lors de ces rencontres. L'équipe de Mike Pearson a en effet trouvé à Durrington de nombreuses carcasses d'animaux à peine entamées. Fait étonnant : les bêtes n'auraient été tuées qu'à deux périodes distinctes, autour du solstice d'été et de celui d'hiver. Deux périodes remarquables de l'année pendant lesquelles les pèlerins se seraient livrés à des festins pantagruéliques. L'hypothèse, toutefois, est à prendre avec des pincettes, tempère l'archéologue de l'Inrap Cyril Marcigny : «Les datations carbone ne sont pas assez précises pour connaître si finement l'occupation du site».
Reste une certitude : les bêtes, comme les hommes, venaient de toute la Grande-Bretagne. Certains même depuis l'archipel des Orcades à l'extrême nord de l'Ecosse. CQFD : Stonehenge était une sorte de Mecque du néolithique. «Des monuments comme Stonehenge ou Carnac en Bretagne (des alignements d'environ 3.000 blocs de pierre datés vers -2800, dans le Morbihan) n'avaient pas qu'une fonction locale. Leur réputation s'est étendue progressivement et, les individus circulant beaucoup à l'époque, ils sont devenus des lieux de pèlerinage très fréquentés», précite Jean Guilaine, archéologue spécialiste de la préhistoire et professeur honoraire au Collège de France.
Tumulus de Barnenez dans le Finistère (-4800), mégalithe du Petit Mont dans le golfe du Morbihan (-4500), alignements de Carnac (-2800), mais aussi tumuli du Danemark, des Pays-Bas ou d'Irlande...
Dès le Ve millénaire avant notre ère, le nord et l'ouest du continent se couvrent de géants de pierres. Puis, au VIe millénaire, le mégalithisme se répand en Méditerranée : Corse, Sardaigne, Malte, Espagne, Crète, Minorque....Qu'est-ce qui pousse les hommes de l'époque à parsemer le paysage de colosses de pierre ? Pour comprendre, il faut remonter aux origines du néolithique, l'aventure commence vers -9000 au Proche-Orient, où nos ancêtres développent l'agriculture et l'élevage. Une révolution : «On a soudain des réserves, on capitalise, cela entraîne une compétition sociale et oblige la société à s'organiser», explique le préhistorien Jean Guilaine. Au fil des siècles, les rendements s'améliorent, les communautés explosent, il faut émigrer. Les paysans entament une lente migration vers l'ouest et s'installent en Europe. Vers -5300, ils sont en France, et vers -4000, en Grande-Bretagne. On commence à cultiver du blé et de l'orge, on domestique les animaux (mouton, chèvre, bœuf, porc) on invente la poterie et le polissage des pierres. Des villages apparaissent, avec, à leur tête, des personnages influents. En se heurtant à la façade atlantique, ces pionniers vont peut-être prendre conscience que leur territoire est limité. Ils doivent maintenant apprendre à vivre dans une sédentarité permanente. Les mégalithes sont-ils le signe de cette prise de conscience ? Impossible de trancher.
Une chose est sûre : visibles de très loin, ces roches colossales marquent le territoire d'un clan et organisent le culte des ancêtres pour mieux proclamer : «Cette terre est à nous !».
Quoi qu'il en soit, Stonehenge n'a pas encore livré ses secrets et les prochaines décennies devraient nous apporter de nombreuses autres réponses à nos interrogations.