10 Septembre 2022
« Estragos de la guerra » (les ravages de la guerre), 1810-1814, détail. Caprices N° 30. Wikipédia, CC BY
Le 30 mars 2021 marquait le 275e anniversaire de la naissance du grand peintre Francisco de Goya y Lucientes, né dans le petit village de Fuendetodos en Aragon et mort à Bordeaux le 16 avril 1828 : l’occasion de rendre hommage à cet artiste qui a vécu en France les quatre dernières années de sa vie.
Exilé volontaire, Goya quitte Madrid en 1824 afin de fuir le retour de l’absolutisme de Ferdinand VII. Quand il arrive à Bordeaux, âgé de 78 ans et complètement sourd, il dessine un autoportrait métaphorique intitulé « Aun aprendo » (J’apprends encore) où il dévoile son état d’esprit. Les années bordelaises correspondent à une période riche et paisible pour le peintre, pleine de créativité et d’envies d’expérimenter de nouvelles techniques de lithographie. Une étape où se consolident la liberté créative et l’autonomie de l’artiste, centré sur ses envies et préoccupations personnelles, loin des commandes de la cour d’Espagne.
Goya est un grand artiste qui a touché à toutes les thématiques picturales, mais qui avait le regard perçant d’un reporter et savait observer, raconter la société et les événements de son temps. Ses dessins peuvent être considérés comme des dessins de presse : avec les Désastres de la guerre, il invente le reportage graphique et participe à la naissance d’un journalisme visuel. Ces dessins constituent un précédent dans le genre des grands reportages photographiques de guerre. Par exemple, le dessin de la série intitulé Estragos de la guerra figure comme la première scène d’un bombardement sur une population civile. Goya, en précurseur du photojournalisme, nous laisse un fonds iconographique qui anticipe toute la barbarie des guerres à venir.
L’artiste s’inspire de la réalité qu’il perçoit avec ses cinq sens, qualité fondamentale de tout bon reporter comme le disait le journaliste polonais Ryszard Kapuscinski. L’art réaliste que présente Goya avec la réalisation des « Désastres de la guerre » ou « Les fusillades du 3 mai » nécessite une excellente préparation, tout comme un bon reportage, selon Kapuscinski : « lectures préparatoires, enquête de terrain et réflexion a posteriori. »
Le travail du reporter – comme celui du peintre – exige l’art du discernement, comme l'indique l’agencier polonais :
« Je dois avoir l’œil. Il s’agit d’une réelle compétence : savoir sélectionner. Autour de soi, on voit des centaines d’images, mais on sait qu’elles sont inutiles, il faut se concentrer sur ce qu’on a l’intention de montrer. L’image au bon endroit. »
Goya le fait notamment avec « Les fusillades du 3 mai », traduisant une pensée photographique qui résume le long récit de la guerre en un cadrage magistral. Un tableau qui se rapproche de la célèbre photo de Robert Capa « Mort d’un milicien », publiée dans la revue Life en 1937.
Le reportage « historiographique » qui se réclame de Kapuscinski se rapproche de la peinture par sa dimension visuelle, avec la description des scènes, des images, des détails qui construisent la narration. Avec son regard indépendant, Goya dénonce les atrocités dans les deux camps, comme le ferait un reporter impartial. Le goût de Goya pour le reportage graphique sous forme de dessins se manifeste encore à Bordeaux dans son singulier « Traité sur la violence ». Goya y montre des hommes enchaînés et des mises à mort, par exemple dans sa série consacrée à la guillotine. Sur le dessin 161 de l’Album bordelais G, intitulé
« Le chien volant », on voit un chien agressif qui survole une ville comme une machine à tuer.
Le chien assassin tient sur son dos un livre blanc avec les noms supposés des promoteurs de cette chasse à l’homme orchestrée. C’est là une allégorie de la violence d’un État répressif. Vision fantastique, certes, mais qui l’est moins aujourd’hui, avec l’invention des robots meurtriers. Le chien évoque aussi la vidéosurveillance, mais aussi les drones qui nous surveillent 24h/24. Visionnaire, Goya explore en toute liberté un éventail de menaces qui sont devenues des réalités de nos sociétés contemporaines, et anticipe des phénomènes omniprésents dans l’actualité du XXIe siècle.
L’obsession de l’actualité
À Bordeaux, il se fait le chroniqueur de la ville. À la fin de sa vie, il peint pour lui, par plaisir, pour dénoncer, sans contraintes ni autocensure. Il se libère et s’éloigne du politiquement correct. Ce changement avait déjà été amorcé avec la publication de la série des « Caprices ». Ses récits ressemblent aux bandes dessinées documentaires d’aujourd’hui. En allant plus loin, dans une transposition temporelle anachronique, on aurait pu imaginer Goya publier ses dessins pour Charlie Hebdo. Il met ses dessins au service d’une histoire qui frappe fort, à travers des récits par épisodes et toujours une brève légende, dans une approche très journalistique.
L’ironie, la satire, le sarcasme, le grotesque, sont les ressources que Goya utilise pour renforcer sa narration visuelle. Ses obsessions, ses peurs, ses monstres sont aussi les nôtres. On dirait qu’ils émanent de notre époque. Il dénonce l’obscurantisme de son temps, immortalisé par le fameux dessin « Les songes de la raison produisent de monstres ».
Ses Albums G et H, réalisés à Bordeaux, nous montrent un Goya intéressé par le versant populaire de la ville. Il est attentif aux invisibles, aux oubliés. Goya, après avoir été au service de ceux qui font l’histoire comme peintre de la cour et des puissants finit par défendre la cause de « ceux qui subissent l’Histoire », comme l’affirmait Albert Camus en référence à la mission de l’art et au rôle de l’écrivain dans son célèbre discours de réception du prix Nobel de Littérature. Il dessine les marginaux, les fous, les pauvres, les prostituées, les précaires, les délaissés de la société. Il dénonce la peine de mort,
les inégalités, les excès de la religion, l’ignorance et la corruption.
Au-delà de son héritage artistique, Goya est l’auteur d’une réflexion morale et philosophique sur la conduite humaine qui reste très actuelle. Le peintre est une icône de la modernité par sa défense de la liberté, de la raison, de la justice sociale, de l’égalité. Sa personnalité civique et intellectuelle mérite d’être explorée plus en profondeur. L’historien de l’art allemand Fred Licht, spécialiste de Goya, écrit en 1979 avec raison :
« Quiconque a vu, ne serait-ce que superficiellement, les journaux du dernier demi-siècle a constaté que Goya avait illustré il y a plus de 150 ans les nouvelles les plus significatives. »
Si ses images nous touchent aujourd’hui, c’est parce que nous y trouvons l’écho, et même l’explication, d’événements récents, très postérieurs à la mort du peintre.
De toutes ses forces, Goya a essayé de comprendre les comportements, les attitudes, les gestes humains face à l’histoire et de les représenter de la manière la plus véridique, la plus factuelle, en véritable reporter aux prises avec les faits. La vérité qu’il recherche est celle des passions, de l’amour, de la violence, de la guerre, de la folie, des injustices. On a l’impression que ces dessins ont été conçus pour illustrer les maux de notre époque. André Malraux, dans son ouvrage Saturne, Essai sur Goya (1950), le décrit comme « le plus grand interprète de l’angoisse qu’ait connu l’Occident. Lorsqu’un génie trouve le chant profond du Mal… » Goya nous dévoile la part invisible du monde.
Comme le dit Susan Sontag dans son essai « Face à la douleur des autres » : « Les images de Goya amènent le spectateur près de l’horreur. » Tantôt l’artiste s’inspire des faits divers lus dans la presse, tantôt c’est le témoignage direct qui l’inspire, comme un véritable reporter de terrain. Mais c’est toujours la quête de la vérité qui détermine ses sources d’inspiration : il s’agit de témoigner, d’alerter, de dénoncer, de prévenir.
L’œuvre de Goya contient en germe le tourment révolutionnaire de l’art moderne. Dans sa conception de l’art, le peuple joue un rôle central : il incarne le peuple dans l’histoire. Il représente comme personne ne l’avait fait auparavant l’entrée en scène du fanatisme des idées, de la foule, de la masse en action, autrement dit l’avènement du populisme. Son parti pris est celui d’un éditorialiste qui écrit avec des images et pointe du doigt les dysfonctionnements de la société avec ses légendes. Le réalisateur espagnol Luis Buñuel disait à propos de Goya : « Le Peintre doit lire le monde pour les autres, pour ceux qui ne savent pas lire le monde… ».
Le séjour de Francisco de Goya à Bordeaux lui permettra de reconquérir la joie de vivre. Son testament, comme un symbole d’espoir, nous pouvons le trouver dans sa dernière œuvre qui montre une scène de la vie quotidienne : une jeune travailleuse modeste, délicate et rêveuse. Un tableau aux accents impressionnistes qui préfigure une nouvelle ère dans l’art pictural.
Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.
Maria Santos-Sainz, Maître de conférences, Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine, Université Bordeaux Montaigne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.