6 Juillet 2021
Longtemps incompris, ce grand pionnier de la modernité, né en 1839, n'a été reconnu qu'à la fin de sa vie. Solitaire et bourru, l'ami d'enfance de Zola n'était heureux qu'un pinceau à la main.
Giverny, le 28 novembre 1894. Dans la salle à manger aux murs jaunes de la maison de Claude Monet, une joyeuse assemblée devise sur l'art et la politique en partageant un bon repas. Tous grands pionniers de la modernité, ils s'impatientent de la frilosité de l'époque : Rodin se bat pour imposer sa statue de Balzac, Clemenceau lutte contre l'extrême droite, Monet déconcerte avec sa dernière série sur la cathédrale de Rouen. Quant à Cézanne, il est le plus incompris de tous.
Éternel refusé au Salon de Paris, le peintre vit l'essentiel du temps en reclus à Aix-en Provence. Devant la montagne Sainte Victoire, il entre en symbiose avec la nature, espérant en restituer l'âme sur sa toile. Ses oeuvres, traversées de lignes géométriques et d'épaisses couches de peinture, préfigurent déjà le cubisme et l'abstraction. Depuis des décennies, la critique d'art officielle l'étrille inlassablement, le qualifiant de «fou amoureux de la laideur», mais les collectionneurs commencent à reconnaître son génie et la nouvelle génération le vénère.
Pourtant, l'ermite d'Aix demeure une énigme. Que cherche ce type tout dépenaillé, la barbe en broussaille et le regard fiévreux, qui bat la campagne avec son chevalet ? *«Je veux me perdre dans la nature, repousser avec elle, comme elle, avoir les tons têtus des rocs, l'obstination rationnelle du monde, la fluidité de l'air, la chaleur du soleil»*. Comment peindre le parfum d'une pomme ? Comment capter l'essence de son sujet, que ce soit un paysage, un objet ou un être ? Il fallait certainement la ferveur obstinée d'un homme à la fois philosophe et mystique pour inventer une nouvelle façon de peindre.
Au XXe siècle, Picasso ne s'y trompera pas en le qualifiant de «père de la peinture moderne». Au point qu'une rumeur prétend qu'il est en réalité un peintre célèbre qui se cache sous un pseudonyme pour pouvoir livrer une oeuvre audacieuse en toute liberté. Audacieux et libre, il l'est en effet. Mais il se cache, c'est de ses semblables, dont il supporte mal la présence.
Paul Cézanne n'aspire qu'à peindre. Mais, à force de solitude, l'artiste à fleur de peau est devenu bourru, impatient et impulsif...en gardant un goût prononcé pour les blagues et la provocation. Un mélange détonnant pour la bonne société du XIXe siècle. Quelques années plus tôt, exaspéré par l'extrême coquetterie d'Édouard Manet, il lui avait lancé : *«Je ne vous serre pas la main, je ne me suis pas lavé depuis huit jours!»*. Monet a donc prévenu ses invités des possibles sautes d'humeur de son ami. Mais, en cette belle journée d'automne, ému aux larmes par l'affectueuse poignée de main de Rodin, Cézanne est heureux. Il rit aux éclats des plaisanteries de Clemenceau, mange allègrement sa viande avec ses doigts et amuse avec son vigoureux accent provençal. Il accepte même les compliments. Quelques jours plus tard, il quitte pourtant brutalement Giverny, saisi par un de ses accès de doute.
De retour dans le Midi, il se retranche à nouveau de tout, oubliant jusqu'à l’existence de sa femme Hortense et de son fils, Paul, qui vivent le plus souvent à Paris. Il répond à peine aux lettres de Renoir et Pissaro, les compagnons de toujours. De Zola, l'ami d'enfance, il n'a plus guère de nouvelles depuis leur brouille de 1886. Décidément, *«le temps n'amène de progrès que dans le travail, sinon c'est une décomposition constante»*. Alors, au travail !
Dans son modeste cabanon, niché dans les carrières de Bibémus, loin du confort que lui permet son récent héritage, il poursuit sa recherche de perfection : il peindra plus de quatre-vingts fois sa chère montagne Sainte-Victoire, déchirant et conspuant les toiles qu'il estime ratées. Et il est rarement satisfait : Il ne reste aujourd'hui qu'environ 300 tableaux du maître, tous accrochés dans les plus grands musées du monde. Il n'aura eu qu'un mince avant-goût de sa gloire posthume, mais il ne l'a jamais vraiment recherchée. Pas plus qu'il n'a cédé à la facilité. Et pourtant, sa vie aurait pu être parfaitement douillette s'il avait mis ses pas dans ceux de son père....Mais très tôt, le fils du banquier d'Aix a préféré la poésie d'un lever de soleil à la comptabilité. Très tôt, aussi, la découverte de l'amitié a bouleversé son existence.
Né le 19 janvier 1839, Paul est le fils naturel d'un chapelier et d'une ouvrière qui ne se marieront que cinq ans plus tard. Aîné de deux soeurs, Marie et Rose, il assiste dans son enfance à l'enrichissement spectaculaire de son père. Louis-Auguste ouvre une banque avec un succès qui vaudra à la famille Cézanne beaucoup de mépris et de jalousies. Mais, à 12 ans, le solide Paul n'en souffre pas. Sportif et bon élève, il brille particulièrement en mathématiques et en latin, et pas du tout en dessin....
Un jour dans son nouveau collège, il prend la défense d'un orphelin de père un peu chétif et zozotant. Le lendemain, son protégé, un certain Émile Zola, lui apporte un panier de pommes pour le remercier. Les deux adolescents deviennent inséparables. Durant sept ans ensemble, ils déclament de la poésie, partent en balade de l'aube jusqu'au crépuscule et partagent leurs rêves : Émile sera écrivain, Paul sera peintre. Ils balayeront l'art académique et rien ne pourra les arrêter ! Cette période restera toujours pour Cézanne la plus solaire de sa vie, celle qu'il revivra à coups de pinceaux en reproduisant les paysages qu'il arpentait alors. Les pommes, symbole de cette amitié fondatrice, deviendront le sujet de prédilection de ses nombreuses natures mortes.
En 1858, Émile part pour Paris et supplie son ami de le suivre. Paul hésite. La foule et la grisaille de la capitale ne l'attirent guère. Et puis il faudrait affronter son père qui accepte déjà mal qu'il suive des cours de dessin...Ce père autoritaire et triomphant vient d'acheter la superbe résidence Jas-de-Bouffan et laisse Paul y installer son premier atelier, tout en exigeant qu'il fasse des études de droit. L'apprenti peintre obtempère, incapable de tenir tête à son père. Déprimé, il abandonne tout en 1860 pour rejoindre Émile à Paris. Mais son échec au concours d'entrée aux Beaux-Arts le convainc qu'il n'a aucun talent et il retourne à Aix pour travailler dans la banque paternelle. Durant un an, il peint les murs du salon du Jas-de-Bouffan, mais l'appel de la peinture est trop fort. Il repart à Paris avec une misérable pension de son père qui désavouera toujours sa vocation.
Durant dix ans, il approfondit sa formation et cherche son style : il copie d'abord des oeuvres du Louvre, puis s'essaye à des sujets romantiques teintés d'érotisme ou franchement sanglants. Il s'exerce grâce aux modèles de l'académie Charles Suisse, où il noue de solides amitiés avec Camille Pissaro, Auguste Renoir, Claude Monet et Alfred Sisley. Avec eux il déclenchera un scandale en 1874 en exposant pour la première fois des oeuvres impressionnistes. Peu à peu, Cézanne s'affranchit des écoles et aspire à une vision épurée qu'il explore surtout lors de ses nombreux retours en Provence.
Ses premières toiles vraiment personnelles ne se vendent pas. Méprisé par les artistes installés, pas toujours compris de ses amis, il doit surtout affronter le regard dubitatif d'Émile qui le considère de plus en plus comme un artiste «impuissant» et un génie «avorté». Les mots sont rudes. Mais, depuis quelques années, les deux amis s'éloignent insensiblement. Leur rivalité amoureuse pour la belle Gabrielle en est probablement le point de départ. D'abord éprise de Paul, elle a finalement cédé aux avances d'Émile, qu'elle épouse en 1870. Cézanne se consolera dans les bras d'un de ses modèles, Hortense Figuet, dont il aura un fils en 1872. Leur amour sera de courte durée, mais il ne l'abandonnera pas, même s'il cache sa famille à son père pendant des années ! Hortense restera néanmoins son modèle préféré. La quarantaine de portraits qu'il a fait d'elle sont autant de chefs-d'oeuvre.
L'année de son mariage est aussi celle de deux autres événements majeurs : son père meurt, lui laissant un bel héritage qui le sort enfin de la pauvreté. Il partage sa fortune avec sa femme et son fils et équipe son atelier sans compter : ce sera son seul luxe. L'autre événement qui l'éloigne plus encore de Zola est la publication de l'Oeuvre, un roman sur un peintre raté qui s'inspire de Cézanne. Zola ne comprend vraiment rien au génie de son ami. Ils s'écriront encore, mais ne se reverront pas jusqu'à la mort de l'auteur des Rougon-Macquart en 1902.
Dans les années 1890, Ambroise Vollard devient le marchand de Cézanne et sera le premier à exposer ses oeuvres. À Paris, sa côte monte peu à peu tandis qu'il s'isole à Aix. Il fait construire son atelier des Lauves en 1901 et poursuit son ascension esthétique de la montagne Sainte-Victoire. Le sommet qu'il atteindra sera sa victoire sainte, celle de peindre l'indicible : *«Toute la volonté du peintre doit être de silence. Il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, faire silence, être un écho parfait. Alors sur sa plaque sensible, tout le paysage s'inscrira»*.
Il meurt le 15 octobre 1906, à 67 ans, d'une pneumonie attrapée en peignant sa montagne durant des heures, malgré le froid et la pluie. Alité, il continuait à se lever pour dessiner. Il est mort comme il a vécu : un pinceau à la main.
*Les citations sont extraites de sa correspondance et de la biographie que lui a consacrée Bernard Fauconnier, Cézanne (éd.Folio).